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« Voici donc ce Dirk Pitt », dit Min Koryo.
La vieille femme était installée dans sa chaise roulante devant son petit déjeuner et elle contemplait un grand écran de télévision intégré au mur du bureau.
Lee Tong était assis à côté d’elle et ils regardaient la bande vidéo de l’Hoki Jamoki ancré en amont du yacht présidentiel.
« Je me demande comment il a pu découvrir l’épave aussi rapidement, fit-il d’une voix douce. On dirait qu’il savait exactement où chercher. »
Min Koryo, ses mains frêles croisées sur sa poitrine, se pencha en avant, les yeux rivés à l’écran. Sous ses cheveux gris, de minces veines bleues battaient sur ses tempes. Son visage de nacre était tordu de rage.
« Pitt et la N.U.M.A., cracha-t-elle. Qu’est-ce que préparent encore ces chiens ? D’abord cet article sur le San Marino et le Pilottown, et maintenant ça !
— Ce ne peut-être qu’une coïncidence, répliqua Lee Tong. Il n’existe aucun lien direct entre les cargos et le yacht.
— C’est plutôt une dénonciation, fit-elle d’un ton cinglant. Nous avons été trahis.
— Ce n’est guère plausible, ômoni. Il n’y a que toi et moi qui connaissons la vérité. Tous les autres sont morts.
— Personne n’est à l’abri de l’échec. Seuls les imbéciles se croient parfaits. »
Lee Tong n’était pas d’humeur à subir la philosophie orientale de sa grand-mère.
« Ne te tracasse donc pas pour rien, dit-il avec une pointe d’impatience. De toute façon, ils auraient fini par retrouver le yacht. Nous ne pouvions pas effectuer le transfert du Président en plein jour au risque d’être repérés. Et comme le yacht n’a plus été vu après le lever du soleil, il suffisait d’un simple calcul pour en déduire qu’il avait été coulé quelque part entre Washington et la baie de Chesapeake.
— Une conclusion à laquelle Mr. Pitt semble avoir eu aucun mal à parvenir.
— Ça ne change rien. Le temps continue à jouer pour nous. Dès que Lugovoy sera satisfait de son œuvre, nous n’aurons plus qu’à nous occuper du chargement d’or. Après, Antonov pourra avoir le Président, mais nous, nous garderons Margolin, Larimer et Moran à titre d’assurance et de monnaie d’échange ultérieure. Fais-moi confiance, ômoni. Le plus difficile est passé et l’empire des Bougainville est en sécurité.
— Peut-être, mais l’ennemi se rapproche.
— N’oublie pas que nous luttons contre des gens très entraînés et intelligents qui possèdent en outre la meilleure technologie du monde, ils obtiendront peut-être quelques résultats, mais jamais ils ne pourront s’opposer à nos plans. »
Quelque peu radoucie, Min Koryo soupira et but une petite gorgée de thé avant de demander :
« Tu as parlé récemment à Lugovoy ?
— Oui. Il m’a confirmé n’avoir eu aucun contretemps, Il pense pouvoir achever l’opération dans cinq jours comme prévu.
— Cinq jours, répéta-t-elle, pensive. Je crois qu’il est temps que nous prenions les dernières dispositions avec Antonov pour le paiement. Notre bateau est arrivé ?
— Oui. Le Venice est à Odessa depuis quarante-huit heures.
— Qui le commande ?
— Le capitaine James Mangyaï, un fidèle serviteur de la compagnie.
— Et un bon marin, approuva la vieille femme, Il est avec moi depuis près de vingt ans.
— Il a l’ordre d’appareiller dès que la dernière caisse d’or sera à bord.
— Bien. Maintenant, réfléchissons aux moyens dont va user Antonov pour tenter de gagner du temps. D’abord, il est évident qu’il va demander à payer seulement quand il sera assuré du succès de l’expérience, Il n’en est pas question. Dans l’intervalle, il lâcherait une armée d’agents du K.G.B. sur le territoire des Etats-Unis pour essayer de mettre la main sur le Président et nos laboratoires.
— Aucun Russe ni aucun Américain ne découvrira jamais où nous avons caché Lugovoy et son équipe, affirma Lee Tong, catégorique.
— Ils ont bien trouvé le yacht », lui rappela Min Koryo.
A cet instant, la bande vidéo se termina.
« Tu veux la revoir ? demanda Lee Tong.
— Oui. Je voudrais examiner les plongeurs de plus près. »
Lee Tong rembobina le film et le repassa.
La vieille femme resta un moment silencieuse, puis elle demanda :
« Où en sont les opérations ?
— Une équipe de la N.U.M.A. a remonté les corps et se prépare à renflouer le bateau.
— Qui est cet homme à la barbe rousse qui parle avec Pitt ?»
Lee Tong arrêta l’image.
« C’est l’amiral James Sandecker, le directeur de la N.U.M.A.
— Ton cameraman ne s’est pas fait repérer ?
— Non. C’est un spécialiste. Un ex-agent du F.B.I. II a été contacté par l’une de nos filiales et on lui a raconté que Pitt était soupçonné de vendre du matériel de la N.U.M.A. à des sociétés étrangères.
— Qu’avons-nous sur ce Pitt ?
— J’ai demandé un dossier complet à Washington. Il devrait arriver ici d’un moment à l’autre. »
Min Koryo se pencha vers l’écran avec une expression dure :
« Comment peut-il savoir tant de choses ? La N.U.M.A. est un organisme océanographique et n’emploie pas d’agents secrets. Pourquoi s’est-il lancé sur notre piste ?
— Nous aurions tout intérêt à le découvrir.
— Je voudrais un gros plan. »
Lee Tong s’exécuta. La vieille femme posa des lunettes sur son nez aquilin et étudia longuement ce beau visage buriné qui semblait la narguer. Un éclair brilla dans ses yeux de jais.
« Au revoir, Mr. Pitt. »
Puis elle tendit la main et éteignit le magnétoscope. L’écran redevint noir.
Souvorov et Lugovoy se partageaient une bouteille de porto 1966 dans la salle à manger. L’homme du K.G.B. contempla son verre et fit la grimace.
« Ces Mongols ne nous servent que du vin et de la bière. Qu’est-ce que je donnerais pour une bonne bouteille de vodka ! »
Le psychologue choisit un cigare dans un coffret que lui présentait l’un des serveurs coréens.
« Vous n’avez aucun goût, Souvorov. C’est un excellent porto.
— La décadence américaine n’a pas déteint sur moi, répliqua sèchement l’intéressé.
— Vous pouvez en penser ce que vous voulez, mais on voit rarement des Américains passer à l’Est parce qu’ils sont séduits par notre mode de vie, fit Lugovoy avec sarcasme.
— Vous commencez à parler comme eux et à boire comme eux. Vous allez bientôt me vanter les bienfaits du capitalisme. Moi, je sais au moins où se situent mes devoirs. »
Le psychologue étudia pensivement son cigare.
« Moi aussi, répondit-il enfin. Ce que je suis en train d’accomplir ici aura d’immenses répercussions sur la politique de notre pays envers les Etats-Unis. C’est beaucoup plus utile que les minables secrets industriels que vos agents parviennent à voler. »
Souvorov semblait avoir déjà trop bu pour réagir aux paroles de son interlocuteur, Il se contenta de déclarer :
« Vos actes seront rapportés à vos supérieurs.
— Je vous l’ai dit et redit. Ce projet a été approuvé par le président Antonov en personne.
— Je ne vous crois pas.
— Votre opinion ne compte pas.
— Il faut trouver un moyen de contacter l’extérieur ! s’écria soudain l’agent du K.G.B. d’un ton qui frisait l’hystérie.
— Vous êtes fou ! Je vous le répète, il n’en est pas question ! Je vous ordonne de ne pas vous mêler de cette affaire. Enfin, servez-vous de votre cervelle ! Regardez autour de vous. Il a fallu des années pour mettre sur pied cette opération. Tout a été étudié dans les moindres détails. Sans l’organisation de Mme Bougainville, nous n’aurions jamais pu réussir.
— Nous sommes ses prisonniers, protesta Souvorov.
— Quelle importance si cela doit profiter à notre patrie ?
— Nous devrions être maîtres de la situation, Il faut sortir le Président d’ici et le remettre à nos autorités pour qu’il puisse être interrogé, Il détient des secrets incroyables. »
Lugovoy, exaspéré, secoua la tête. Il ne savait plus quoi dire. Comment raisonner un homme à ce point imprégné de ferveur patriotique ? Il savait qu’une fois l’opération terminée, Souvorov rédigerait un rapport le présentant comme une menace pour la sécurité de la nation. Il sourit. Après tout, si l’expérience marchait, Antonov pouvait fort bien le nommer héros de l’Union soviétique.
Il se leva en s’étirant.
« Je crois que je vais aller dormir un peu. Nous allons programmer les réactions du Président dès demain matin.
— Quelle heure est-il ? demanda Souvorov avec un bâillement. Je perds la notion du jour et de la nuit dans ce tombeau.
— Minuit moins cinq. »
L’homme du K.G.B. s’affala sur un divan :
« Allez-y, fit-il. Je vais boire un dernier verre. Un bon Russe ne quitte jamais une pièce en laissant une bouteille entamée.
— Bonsoir », fit Lugovoy en se dirigeant vers le couloir.
Souvorov agita vaguement la main dans sa direction, feignant de somnoler déjà. Il attendit trois minutes puis se releva avec agilité, traversa la salle à manger et s’engagea à son tour dans le couloir. Il s’arrêta à l’endroit où il formait un coude, juste avant l’ascenseur, et passa la tête.
Lugovoy attendait patiemment, tirant sur son cigare. La porte de l’ascenseur s’ouvrit en silence et le psychologue pénétra dans la cabine. Il était exactement minuit. Ainsi, toutes les douze heures Lugovoy s’échappait du laboratoire pour revenir vingt à trente minutes plus tard.
Souvorov se rendit alors dans la salle de contrôle. Deux des hommes de l’équipe surveillaient attentivement les rythmes cérébraux et les fonctions vitales du Président sur les écrans. L’un d’eux, apercevant l’agent du K.G.B., lui sourit.
« Tout va bien ? lança celui-ci.
— Pas de problèmes. »
Souvorov examina la rangée de moniteurs.
« Et les autres ? demanda-t-il en désignant les images de Margolin, Larimer et Moran allongés dans leurs cocons.
— Ils sont sous sédatifs, alimentés par intraveineuses avec des protéines et des hydrates de carbone concentrés.
— Jusqu’à ce qu’ils soient prêts à être programmés ?
— Je ne sais pas. Il faudra que vous posiez la question au docteur Lugovoy. »
L’agent du K.G.B. aperçut sur l’écran un homme en blouse blanche qui faisait glisser le panneau du caisson du sénateur Larimer pour lui plonger une aiguille dans le bras.
« Qu’est-ce qu’il fait ? » s’étonna-t-il.
Le technicien leva les yeux :
« II faut leur administrer une dose de sédatifs toutes les huit heures, sinon ils reprendraient connaissance.
— Je vois. »
Son plan d’évasion était maintenant au point. Il exultait. Pour fêter cela, il retourna dans la salle à manger et ouvrit une nouvelle bouteille de porto, Il sortit un petit carnet de sa poche et se mit à griffonner furieusement.